Introduction

"Que dirions-nous si des forces de l'ordre pouvaient accéder à notre ordinateur sans nous en tenir informés, sur la seule base de présomptions ? Que penserions-nous d'entreprises qui, parce que nous aurions volé un ordinateur, s'autoriseraient à regarder ce que nous faisons chez nous ? Que penserions-nous d'une école qui, pour s'assurer du bon usage des ordinateurs qu'elle fournit à ses étudiants et se prémunir des vols, se donnerait aussi les moyens de prendre des photos à partir de la webcam, même lorsque les élèves se trouvent dans leur chambre ? Que ferions-nous si nous apprenions que notre opérateur de téléphonie mobile avait accès à tout ce que nous faisons sur notre téléphone mobile ? Que dirions-nous si notre fournisseur d'accès à internet se permettait de surveiller toute notre activité sur internet, afin de nous proposer de la publicité ciblée ou s'assurer de la légalité des fichiers que nous partageons ? Que penserions-nous enfin, si des entreprises occidentales vendaient des dispositifs de surveillance généralisée des réseaux de transmission, dont Gmail et Facebook, à des pays autoritaires qui oppressent leur population ? Ces questions, nous devons absolument nous les poser, car tout cela n'est pas de la fiction. Il s'agit au contraire d'actualités tout à fait effectives et, manifestement, nous ne faisons rien !" ¹

Cette longue anaphore à la Frank Pavloff pose indubitablement de bonnes questions. La peur du « Big Brother », le spectre de la surveillance numérique de masse, a beau avoir été une constante horrifique de la littérature d'anticipation depuis des décennies, l'annonce de son effectivité ne semble pas, pour le moment du moins, nous avoir fait modifier drastiquement nos usages et pratiques.

C'est pourtant bien par la collecte, le stockage et le traitement massif de données issues des pratiques quotidiennes des technologies de l'information et de la communication qu'a été constitué le plus vaste des programmes de surveillance connus à ce jour. PRISM, nom de code du projet de surveillance global mené par la NSA et révélé au grand public par Edward Snowden, dispose effectivement d'un accès direct aux données hébergées par les géants américains des nouvelles technologies, parmi lesquels Google, Facebook, YouTube, Microsoft, Yahoo!, Skype, AOL et Apple. Depuis juin 2013, il est de notoriété publique que les dispositifs de contrôle des États modernes sont alimentés par les acteurs de l'économie numérique et leurs utilisateurs eux même.

L'existence de ce complexe militaro-industriel d'un nouveau genre vient bouleverser l'imaginaire commun sur Internet, encore très marqué par les utopies techno-scientifiques autour des réseaux.

Nous savons pourtant que la création du réseau Internet est fortement liée aux recherches de l'armée américaine. Ainsi le développement du dispositif technique d'Internet prend en partie sa source dans les travaux de Paul Baran, théoricien de la transmission d'informations par « paquets » standardisés. Son objectif était la création d'un système de transmission polycentrique, capable d'envoyer des messages par divers chemins à une même destination. Compte tenu des impératifs de la Guerre Froide, ce réseau décentralisé et robuste devait être capable d'assurer la transmission des communications militaires en cas de coupures locales (rupture de câbles sur certains itinéraires), et même sous les conditions de la déflagration atomique. Néanmoins, si elle est effective aujourd'hui, la technologie imaginée par Baran n'est pas retenue lors de la création en 1969 d'Arpanet, réseau coordonnant les différents centres de recherche de la Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA) imaginé par le professeur Licklider.

Pour Brian Holmes, la véritable détermination militaire d'Internet est celle-ci, « assurer l' « interopérabilité » d'un ensemble de réseaux informatiques hétérogènes, fonctionnant à des échelles très différentes (du local au planétaire) », autrement dit, permettre l'échange d'informations entre des calculateurs aux caractéristiques hétérogènes.²

Techniquement, cette fonctionnalité est permise par la suite de protocoles TCP/IP, implémentée* en 1983. Le protocole TCP permet à des applications sur deux machines distantes qui communiquent de contrôler l'état de la transmission. Le protocole IP lui, permet l'élaboration et le transport du flux de datagrammes IP (les paquets de données). En réalité, le protocole IP achemine les datagrammes IP indépendamment les uns des autres en définissant leur représentation, leur routage et leur expédition. Afin d'identifier le destinataire d'un message, le protocole IP se réfère à son identifiant numérique propre, son adresse IP. Cependant, il est possible d'associer des noms en langage courant à ces séquences de chiffres organisées de manière hiérarchique, à l'aide du système DNS (Domain Name System). Ainsi, le protocole IP fait appel à des serveurs DNS chargés de résoudre la corrélation entre les adresses IP et le nom de domaine associé, plus explicite (www.facebook.com par exemple).

Par cette solution, il existe au moins un nombre unique pour chaque calculateur connecté au réseau. Cette normalisation de la communication diffusée comme un standard public gratuit et libre de droits a écrasée les normes propriétaires et nationales des systèmes d'échanges de données alors en vigueur hors des USA (TRANSPAC mis en place en France par les PTT par exemple). Elle a fait du réseau Arpanet (et du même coup d'Internet), une infrastructure impériale, connectant des ensembles machiniques complexes et hétéroclites.

Par cette interconnexion de machines et d'objets considérés comme autant de points égaux d'un réseau décentralisé, par la libre association des hommes, ainsi que la circulation libre, c'est à dire transparente, donc incontrôlable de l'information, la cybernétique a pensé suivant Norbert Wiener réactualiser le rêve Saint-Simonien.

Pierre Musso a très bien documenté la généalogie de l'utopie techno-scientifique et sa manière d'évacuer la conflictualité politique de l'utopie sociale au travers de la célébration du progrès technique, dès la révolution industrielle et la naissance des premiers réseaux, le chemin de fer et le télégraphe de Chappe en France. ³ Les prophètes de la religion des réseaux, à l'image de Michel Chevalier en 1832, défendaient effectivement l'idée selon laquelle les réseaux techniques seraient les vecteurs de la démocratie et de l'égalité, par la simple mise en circulation, libre et transparente des flux humains, des savoirs et des capitaux : « Améliorer la communication... c'est faire de l'égalité et de la démocratie. Des moyens de transport perfectionnés ont pour effet de réduire les distances non seulement d'un point à un autre, mais également d'une classe à une autre ».

Cette proposition, supposant que la libre circulation de l'information entraîne à elle seule le changement social, est toujours véhiculée aujourd'hui, au gré des « révolutions » techniques et des innovations réticulaires, du « village planétaire » de Marshall McLuhan aux « autoroutes de l'information » d'Al Gore en passant par les concepts d'« intelligence collective » ou de « démocratie connectée ».

S'il est un point sur lequel les cybernéticiens ne se sont pas trompés c'est sur le fait que la communication, et le réseau, ont effectivement bien à voir avec le gouvernement. Deleuze, dans une conférence donnée à la Fémis, nous explique que la communication est la transmission et la propagation d'une information, l'information étant un ensemble de mots d'ordres. La communication est donc la transmission d'une information que nous sommes tenus de croire, ou du moins, imposant de nous comporter comme si nous y croyions. « L'information est donc le système du contrôle ». Suivant André-Marie Ampère, nous pensons donc que la cybernétique, comme théorie d'une société reposant sur le réseau comme circulation libre de l'information, ou la circulation libre de mots d'ordres, peut être rapportée à la « science du gouvernement ». De fait, comme nous l'avons remarqué au début de notre introduction, déjà aujourd'hui, la pratique du gouvernement par la surveillance de masse s'identifie de moins en moins à la souveraineté étatique. Elle s'appuie sur la « co-création » et « la collaboration » avec des entreprises privées et la production de données et d'informations par les utilisateurs eux-mêmes des services et technologies de l'information et de la communication. Elle est une modalité diffuse et indolore de distillation du pouvoir dans chacun des interstices de la vie des « citoyens connectés ». En ce sens, nous pensons que la cybernétique est la forme de gouvernement de ce que Foucault et Deleuze ont décrit comme les sociétés de contrôle, et que les plateformes media (intermédiaire qui rassemblent des groupes et favorisent les échanges économiques et sociaux – sites collaboratifs, réseaux sociaux, marketplace...), y jouent un rôle stratégique prépondérant.

Ici, nous voudrions voir, dans quelle mesure Internet, par l'intermédiaire des plateformes, peut-il être considéré comme une rationalité du contrôle en acte. Autrement dit, peut-on considérer les plateformes comme des dispositifs participant des sociétés de contrôle ?

Ce projet nécessite cependant d’effectuer quelques révisions concernant notre conception de ce qu'est l'objet Internet. Jusqu'ici nous l'avons décrit comme un réseau décentralisé, un ensemble de machines et d'individus reliés par des flux (d'électricité et d'informations). Nous pensons pourtant qu'une bonne compréhension de ce qu'est Internet, et de ses enjeux économiques, sociaux et politiques, doit passer par une relecture spatiale. Suivant l'intuition du géographe Boris Beaude, nous vous proposons de penser Internet comme un espace. Nous consacrerons la première partie de notre développement à cette idée.

Si Internet est un espace, cela signifie qu'il est, comme tout autre territoire, quadrillé, contrôlé et qu'au sein de ses lieux, des dispositifs véhiculent le pouvoir. Haut lieu de « synchorisation » , nous faisons l'hypothèse que le dispositif par excellence du pouvoir sur Internet est la plateforme. Celle-ci, concentre effectivement pour une grande part les modalités de l'interaction et de la communication. Au cours de notre seconde partie, nous tenterons de vérifier cette allégation en opérant un retour sur la théorie des sociétés de contrôle et ses prolongements.

D'après Gilles Deleuze, l’avènement des sociétés de contrôle n'est pas une évolution technologique sans être plus profondément une mutation du capitalisme. Celle-ci va jusqu'à traverser les individus en eux-mêmes, produisant ce qu'il appelle des « dividuels ». Nous voudrions éclairer ce dernier point en revenant sur les analyses du digital labor, les activités numériques quotidiennes des usagers des plateformes, productrices de données et de valeur, ainsi qu'en opérant un retour sur l'analyse développée par Guy Debord dans La Société du Spectacle, du passage des rapport sociaux dans la sphère de la représentation. Il nous semble effectivement que l'économie cybernétique est d' « ordre ontologique ». Sous-tendue par le capitalisme cognitif et le digital labor , elle se traduit par la dégradation de l'être en paraître. Le Moi des sociétés de contrôle serait tout entier constitué par son extériorité, par ses relations. L'analyse de cette mutation économique et anthropologique sera le troisième mouvement de notre démonstration.

  1. BEAUDE, Boris, Internet, changer l'espace, changer la société, FYP éditions, 2012, p. 199-200.
  2. HOLMES, Brian, « Libre Association . Internet et la recomposition réticulaire », Multitudes 2005/2 (no 21), p. 31-39.
  3. MUSSO, Pierre, « De la socio-utopie à la techno-utopie », Manière de voir, 8/2010 (n°112), p. 6-6.
  4. CHEVALIER, Michel, Lettres sur l'Amérique du Nord (2 volumes), Gosselin, Paris, 1836, tome II, p. 3.
  5. AMPÈRE, André-Marie, Essai sur la philosophie des sciences ou Exposition analytique d'une classification naturelle de toutes les connaissances humaines, 1834
  6. Néologisme de Boris Beaude définissant un espace commun, de la même manière que la synchronisation définit un temps commun.
  7. WINOGRAD, Terry & FLORES, Fernando, Understanding Computers and Cognition: A New Foundation for Design, Addison-Wesley Professional, 1987