Acte II

Les plateformes média, un dispositif du contrôle

Le pouvoir n'est pas
seulement là où se prennent
des décisions horribles
mais partout où le discours
enlève le corps la rage
le hurlement le geste de vivre.
Collecttivo A/traverso, Alice è il diavolo

A. Vers les sociétés de contrôle

1. De la discipline au contrôle

L'analyse du pouvoir de Michel Foucault prend son origine dans la volonté d'en réaliser une étude plus fine que celle des fondements juridiques de sa légitimité politique, ou de sa fonction de reconduction d'une forme de rapport de production. Le problème que se pose Foucault est celui du fonctionnement effectif du pouvoir. Dans un entretien donné à l'Université Catholique de Louvain en 1981, il nous explique que le pouvoir n'est pas une « puissance qui serait-là, occulte ou visible, et qui diffuserait son rayonnement nocif au travers du corps social ou qui étendrait d'une façon fatale son réseau. II ne s'agit pas pour le pouvoir ou pour quelque chose qui serait le pouvoir, de jeter un grand filet, de plus en plus serré qui étranglerait ou la société ou les individus ». Le pouvoir n'est ni l'État ou une institution, ce sont des relations, telles que l'un peut déterminer la conduite d'un autre, volontairement et en fonction d'un certain nombre d'objectifs qui sont les siens.

« Par pouvoir, il me semble qu'il faut comprendre d'abord la multiplicité des rapports de force qui sont immanents au domaine où ils s'exercent, et sont constitutifs de leur organisation »¹

Le pouvoir, c'est l'exercice du gouvernement. Les relations de pouvoir sont une multitude de rapports de forces qui font de la société un « archipel de pouvoirs différents »² La multiplicité du pouvoir et son passage d'une instance d'interdiction à un ensemble de relations est la caractéristique de ce que Foucault a appelé les sociétés disciplinaires. Celles-ci sont d'après lui la procédure possible du pouvoir ayant succédé aux sociétés de souveraineté, aux XVIIème et XIXème siècles. C'est à ce moment que se généralise, en marge de la loi, la discipline, une technique de gestion destinée à orienter les comportements des individus, et non à réprimer leurs exactions par le supplice.³ La discipline s'incarne dans l'organisation de milieux clos normalisateurs, des milieux d'enfermement que Foucault nomme des « hétérotopies », chacun disposant de lois propres. Selon des conditions particulières, au cours de sa vie, un individu passe d'un milieu clos à un autre, d'abord la famille, puis l'école, puis la caserne, l'usine et éventuellement l’hôpital ou la prison. Dans chacun d'eux, la discipline vise à homogénéiser les cohortes d'individus dans un ensemble de « corps dociles », tout en individualisant chacun d'eux, réglant leur interconnexion. C'est ce que Foucault appelle une « anatomo-politique ».

Cette « anatomo-politique » suppose une diffusion précise du pouvoir, ou « micro-pouvoir », dans le moindre repli des rapports sociaux, cette fonction est remplie par le Panoptisme, inspirée par le Panopticon de Bentham. L'architecture carcérale panoptique met en place une nouvelle économie de la visibilité, permettant à un gardien, posté dans une tour centrale, de disposer d'une visibilité totale sur un ensemble de cellules individuelles disposées le long d'un cercle autour de la tour d'observation. Les occupants des cellules eux, ne sont pas en situation de pouvoir vérifier la présence de l'observateur. Tandis que le « lieu » du pouvoir se donne en spectacle, ils sont susceptibles à tout moment d'être surveillés. Le sentiment produit par cette présence doit conduire à des effets réels de contrôle social.

« Quand Foucault définit le Panoptisme, tantôt il le détermine concrètement comme un agencement optique ou lumineux qui caractérise la prison, tantôt il le détermine abstraitement comme une machine qui non seulement s'applique à une matière visible en général (atelier, caserne, école, hôpital autant que prison), mais aussi traverse en général toutes les fonctions énonçables. La formule abstraite du Panoptisme n'est plus « voir sans être vu », mais « imposer une conduite quelconque à une multiplicité humaine quelconque. »

Comme le souligne Gilles Deleuze, dans l'analyse foucaldienne, le Panoptisme est une forme applicable à de nombreux domaines. Sa forme répond à deux problèmes, celui du placement, l'ordonnancement des individus dans l'espace, et celui de la gestion de la temporalité. Tous deux sont segmentés sur le modèle fonctionnel de la cellule, architecturale et temporelle. L'objectif final de ce quadrillage très serré de l'espace et de cette normalisation est la production et la maximisation de son rendement par l'homogénéisation. En matière de production économique, on retrouve ce principe de gestion dans le découpage des positions corporelles et des temporalités du système tayloriste.

Si ce système s'applique aux corps par l' « anatomo-politique », analysée dans Surveiller et Punir, la bio-politique est son application aux populations, aux individus pris ensemble. À l'échelle de la société disciplinaire, la cellule s'identifie aux hétérotopies elles-mêmes. Ces espaces hétérogènes segmentent des flux, assurant la sélection et l'orientation des courants selon les besoins du corps social.

« la caractéristique des sociétés disciplinaires n’est pas tant l’enfermement que la segmentation, et l’enfermement n’est rien d’autre qu’un cas institué de la segmentation générale de la société. »

Pourtant, au détour des années 1990, Deleuze partant de l'analyse effectuée par Michel Foucault, nous expose la crise des milieux d'enfermements, et en conséquence, des sociétés disciplinaires. Pour Deleuze, si les milieux d'enfermement sont alors en crise, c'est en raison d'une l'hypertélie, une adaptation exagérée par rapport à un milieu fixe, qui entraîne la ruine de la structure lors de tout changement de milieu, lors de toute modification dans les techniques de production.¹⁰ Alors que le capitalisme compressif analysé par le marxisme, « à concentration, pour la production et de propriété » devient dispersif , c'est à dire reposant majoritairement sur la circulation et la gestion des flux financiers plus que de la production « qu'il relègue souvent dans la périphérie du Tiers-Monde »¹¹, la société se doit de suivre le mouvement dans son ensemble. Alors, la vieille forme-usine hypertélique devient l'entreprise, une âme, un gaz modulable à l'infini, « dans des états de perpétuelle métastabilité qui passent par des challenges, concours et colloques extrêmement comiques ».¹² Les sociétés de contrôle remplacent peu à peu les lieux clos des sociétés disciplinaires par un contrôle « ouvert » potentiellement capable d'intégrer toutes les mutations du réel.

Dans le Post-scriptum sur les sociétés de contrôle, publié dans Pourparlers en 1990, Deleuze souligne bien le fait que Foucault était parfaitement conscient de la brièveté du modèle disciplinaire. Aujourd'hui, nous pouvons penser que notre société se trouve quelque part dans l'hybridation entre ces deux idéaux-types, mais se rapproche continuellement d'une société toujours plus contrôlée se recomposant autour de résidus de souveraineté et de discipline.

Olivier Razac se plaçant dans la lignée des travaux croisés de Foucault et Deleuze, note ainsi à propos de l'évolution des dispositifs pénitentiaires :

« La prison est apparue humaine face aux supplices de même qu’aujourd’hui le milieu ouvert semble plus humain que la prison. Pour de nombreux petits délits, la prison paraît inadaptée et disproportionnée et les peines de substitution deviennent incontournables. [Mais] le milieu ouvert peut être compris comme un perfectionnement du dispositif carcéral plutôt que comme un progrès « humain ». Car, à chaque fois, derrière la douceur, derrière la réclamation d’humanité, se cachent des considérations d’un autre ordre, économiques, stratégiques et fonctionnelles. C’est pourquoi il faut aller au-delà des impressions émotionnelles et des affects pour se rappeler sans cesse que « ce qu’il y a de plus dangereux dans la violence, c’est sa rationalité »¹³

Pour Olivier Razac ce développement des « milieux ouverts » n'est finalement rien d'autre qu'une reconfiguration des différents mécanismes de pouvoir par le biais d'une mutation des « composantes technologiques que représentent la souveraineté et la discipline à l’intérieur de schémas essentiellement sécuritaires, ou de biopolitique libérale » ¹⁴

À mesure que se développent les technologies de l'information et de la communication, à mesure que se développent des lieux réticulaires et les possibilités de la surveillance de masse, se développent les techniques du contrôle, sans que le passage de l'ouvert au fermé n'ait entrainé autrement que de manière illusoire et insidieuse un gain de liberté des agents.¹⁵

2. La virtualisation et les réseaux

Si les analyses conjuguées de Michel Foucault et Gilles Deleuze nous permettent de caractériser la nature de nos sociétés contemporaines en tant que sociétés de contrôle, nous aimerions désormais nous concentrer de manière plus fine sur l'analyse en elle même des technologies de pouvoir qu'elles sous-tendent, ainsi qu'en particulier sur le concept de virtualisation.

L'analyse d'Olivier Razac, dans son Histoire politique du barbelé et Avec Foucault, après Foucault, met en évidence l'efficacité particulière de certaines technologies de pouvoir en « milieux ouverts «. Ainsi concernant le barbelé, celui-ci note :

«Les meilleurs dispositifs de pouvoir sont ceux qui dépensent la plus petite quantité d’énergie possible (matériellement et politiquement) pour produire le plus d’effets de contrôle ou de domination possibles. Or, cette efficience peut tout à fait être obtenue avec des objets très simples et très sobres tels que le barbelé, car ce dénuement technique en fait précisément un outil économique, souple, discret et adaptable à toutes sortes de dispositifs»¹⁶

L’avènement du barbelé est une étape particulièrement importante dans le processus d'effacement de l'agencement solide des murs par la « virtualisation de la délimitation spatiale »¹⁷. Avec le barbelé, la frontière se fait mouvante, légère, plus fine mais aussi moins difficile à concevoir, à déployer et à maintenir. Le barbelé est symbolique de l'avancée vers la société de contrôle par le paradoxe qu'il instaure, cet allègement de l'enfermement brut des murs au profit d'un contrôle toujours « plus complet et différentiel, hiérarchisé, des populations ».¹⁸ Le développement des nouvelles technologies est concomitant avec celui de la virtualisation des supports du contrôle social. Après le barbelé, pour Olivier Razac, c'est le bracelet électronique qui prend la suite dans la dématérialisation du quadrillage de l'espace en ne laissant subsister de la limite que la conscience du risque encouru par son franchissement. Rappelons ici que cette idée de la prise de conscience de la limite était déjà présente dès le dispositif panoptique. Si la société actuelle n’est pas seulement une société de contrôle mais une société qui articule du souverain, du disciplinaire et du contrôle, il apparaît aussi que les dispositifs techniques et les institutions présentes, en dépit de leur virtualité grandissante, ne sont rien d'autre que la reterritorialisation d'une même fonction (le panoptique) sur des territoires différents qu'elle restructure de manière identique.

Si le pouvoir est un ensemble de relations multiples, la clé de son efficacité dans notre société réside dans la structure de réseaux protéiformes de dispositifs, de plus en plus virtuels, distillant le pouvoir au sein du corps social. D'après Philip Milburn, nous prolongerons ici notre lecture de l'analyse foucaldienne en retenant une définition du réseau proche de celle évoquée par la sociologie de la traduction (Callon, 1989) : des réseaux de signification qui orientent l'action sociale.¹⁹ Milburn distingue trois types de réseaux, les réseaux d'information, les réseaux d'objets et les réseaux d'individus.

Les réseaux d'information, au travers des technologies de captation, stockage et traitement des données visent à constituer des banques ou accumulations d’informations, afin de « conserver une trace durable des échanges humains sur ces supports, de leur localisation spatiale ou sociale. Il s’agit de la sorte de quadriller la société de sources d’informations sur les dangers sécuritaires passés, présents et futurs. »²⁰. La rhétorique sécuritaire qui préside à l'utilisation des réseaux d'informations vise la prise en compte du risque que représentent les activités individuelles pour la société dans son ensemble. On retrouve cette logique dans ce qu'Olivier Razac considère comme l'« injonction spatiale » . Cette injonction s’énonce ainsi : « Dis-nous où tu vas, dans la mesure où tes déplacements représentent un risque mais que tu dois quand même te déplacer ».²¹ La géolocalisation réalise cette idée déjà présente chez Deleuze où dans les sociétés de contrôle, l'individu n'est pas localisé mais localisable, et plus largement, il n'est pas effectivement discipliné, mais potentiellement contrôlable.

De la même manière, au quotidien les individus font face à des réseaux d'objets contrôlant en permanence leurs activités. Les caméras bien sûr, mais aussi les cartes et puces en tout genre (cartes bancaires, pass d'entreprises, cartes de restaurants universitaires...), ou encore une foule grandissante d'objets automatisés et d'applications diverses et variées, du volet électronique à l'arroseur automatique « connecté ». Si les potentialités de l'Internet des objets ne sont qu'une obsession très récente, Gilles Deleuze en avait déjà saisi les enjeux dans le Post-scriptum sur les sociétés de contrôle :

« Il n’y a pas besoin de science-fiction pour concevoir un mécanisme de contrôle qui donne à chaque instant la position d’un élément en milieu ouvert. Félix Guattari imaginait une ville où chacun pouvait quitter son appartement, sa rue, son quartier, grâce à sa carte électronique qui faisait lever telle ou telle barrière mais aussi bien la carte pouvait être recrachée tel jour ou entre telles heures ; ce qui compte ce n’est pas la barrière, mais l’ordinateur qui repère la position de chacun, licite ou illicite, et opère une modulation universelle »²²

Concernant le réseau des personnes, sur Internet, les individus sont caractérisés par des nombres, les quatre nombres compris entre 0 et 255 de l'adresse IP. Cette suite de nombres indique la position de l'individu dans une masse, celle des utilisateurs d'Internet et officie aussi comme signature. Ainsi, les recommandations de l'HADOPI (la Haute Autorité pour la Diffusion des Oeuvres et la Protection des droits sur Internet), adressées nommément aux contrevenants à la législation sur la propriété intellectuelle, se basent sur la traçabilité des adresses IP pour remonter à leur propriétaire par le biais de leurs fournisseurs d'accès à Internet. Pour autant, selon l'intuition de Gilles Deleuze, les individus dans nos sociétés sont aussi caractérisés par des mots de passe, des chiffres mais aussi désormais des suites de lettres, marquant l'accès (ou le rejet) à des informations et à des espaces personnalisés sur les plateformes.²³

Ainsi, le cas qui nous occupe, l'espace réticulaire d'Internet et ses plateformes, semble relever de la virtualité la plus parfaite à l'heure actuelle tant dans son infrastructure, de câbles mais aussi de manière grandissante d'ondes et de lumière, que dans son contenu immatériel, de flux et de données. S'il est difficile d’évaluer la quantité d'énergie matérielle nécessaire à leur fonctionnement (probablement conséquente, mais relative face à leur propension à relier à l'échelle mondiale), l'énergie politique requise pour l'utilisation de chaque plateforme est minimale. Constamment, notre géolocalisation, l'aspiration de nos données personnelles, la transmission de mots d'ordre, tout se fait « en un clic » ou même à notre insu. Surtout, Internet, comme structure impériale permettant l'interopérabilité d'un très grand nombre de techniques disparates, conjugue l'ensemble des réseaux caractérisés plus haut. Sur Internet, sont présents des objets (des ordinateurs bien sûr, mais aussi des téléphones, des caméras, des voitures, des pacemakers, des portails, des lampes et une foule d'autres objets « connectés »), chacun avec leur adresse IP, sont présents aussi des individus assignés à un chiffre, et surtout une masse d'informations permettant de les suivre dans toutes leurs actions avec une précision très fine. Suivant Philip Milburn, c'est l’enchevêtrement de ces « trois types de réseaux qui donne toute sa force et son efficacité en termes de normalisation des comportements ».²⁴

B. Dispositifs et plateformes

1. Qu'est-ce qu'un dispositif ?

Jusqu'ici nous avons vu que l'espace d'Internet est beaucoup plus complexe que ne le laisse penser la simple idée de l'infrastructure du réseau. Partant des analyses de la gouvernementalité suivant la pensée foucaldienne, nous caractérisons nos sociétés comme avançant vers les sociétés de contrôle, mais conjuguant des dispositifs de pouvoir souverain, disciplinaire, de contrôle, de plus en plus virtuels, dans un vaste réseau protéiforme. Cependant, nous n'avons pas encore procédé à une véritable définition du « dispositif », constitué tantôt des technologies, des énoncés, des architectures... Foucault lui-même n'en donne pas réellement, c'est pourquoi nous avons souhaité exposer ici les précisions terminologiques avancées par Giorgio Agamben dans son ouvrage, Qu'est-ce qu'un dispositif ? Nous tenterons ensuite d'observer comment cette définition peut nous permettre de caractériser les plateformes media (intermédiaires qui rassemblent des groupes et favorisent les échanges économiques et sociaux – sites collaboratifs, réseaux sociaux, marketplace...), notre hypothèse étant que celles-ci ont une fonction stratégique décisive dans la structuration de l'espace d'Internet.

Dans un entretien de 1977, rapporté par Agamben, Foucault parle ainsi des dispositifs :

« Ce que j'essaie de repérer sous ce nom c'est [...] un ensemble résolument hétérogène comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques ; bref, du dit aussi bien que du non-dit, voilà les éléments du dispositif. Le dispositif lui-même, c'est le réseau qu'on établit entre ces éléments […] par dispositif, j'entends une sorte – disons – de formation qui, à un moment donné, a eu pour fonction majeure de répondre à une urgence. Le dispositif a donc une fonction stratégique dominante... J'ai dit que le dispositif était de nature essentiellement stratégique, ce qui suppose qu'il s'agit là d'une certaine manipulation de rapports de force, d'une intervention rationnelle et concertée dans ces rapports de force, soit pour les développer dans telle direction, soit pour les bloquer, ou pour les stabiliser, les utiliser. Le dispositif est donc toujours inscrit dans un jeu de pouvoir, mais toujours lié aussi à une ou à des bornes de savoir, qui en naissent, mais tout autant le conditionnent. C'est ça le dispositif : des stratégies de rapports de force supportant des types de savoir et supportés par eux ».²⁵

Agamben résume cet extrait en trois points :

1) Il s'agit d'un ensemble hétérogène qui inclut virtuellement chaque chose, qu'elle soit discursive ou non : discours, institutions, édifices, lois, mesures de police, propositions philosophiques. Le dispositif pris en lui même est le réseau qui s'établit entre ces éléments.

2) Le dispositif a toujours une fonction stratégique concrète et s'inscrit toujours dans une relation de pouvoir.

3) Comme tel, il résulte du croisement des relations de pouvoir et de savoir.

Prise en elle-même, la plateforme media établit un réseau de discours (ses contenus), d'institutions²⁶, d'édifices (ses architectures algorithmiques), disposant de lois (ses conditions d'utilisation), de mesures de polices (le bannissement par exemple) et de propositions philosophiques²⁷. Par la collecte, le stockage et le traitement massif de données issues des pratiques quotidiennes de leurs utilisateurs, elles sont au croisement des relations de pouvoir et de savoir. Elles usent de cette position stratégique par la structuration de l'espace d'Internet sur le mode du panoptique²⁸. Nous considérons donc la plateforme media comme un dispositif (notons qu'avec une comparaison analogue, il serait possible de caractériser Internet dans sa totalité comme dispositif).

2. De la dystopie à Facebook

Dans son roman La Zone du Dehors, l'écrivain Alain Damasio, nous conte l'histoire d'une société dystopique nommée Cerclon, pensée d'après le concept du Panoptisme et les sociétés de contrôle. Cerclon, société considérée comme « démocratique » se caractérise par le « clastre »: tous les deux ans, l'ensemble des citoyens se réunissent pour « classer » leurs compatriotes selon toute une série de variables (leur efficacité dans la production par exemple). De l'issue de ce cérémonial, dépendent le nom (composé d'un code de lettres) de l'individu et sa place dans le système. Chacun des habitants de Cerclon participe au contrôle social et doit, sous peine de déclassement, veiller à rester dans la « norme ».

Mais si les œuvres dites d'anticipation continuent à nous faire trembler d'horreur, il semble que nous ayons du mal à en percevoir l'actualité. D'abord, les processus de notation et de contrôle social sont déjà extrêmement présents dans nos sociétés, que ce soit pour les hôtels et restaurants via des plateformes comme Trip Advisor ou même pour évaluer des individus comme les conducteurs de Blablacar. Mais surtout, dans un entretien récent donné à France Culture, Alain Damasio s'alarme à propos de leur généralisation par Internet et les outils de la téléphonie mobile : “Le système panoptique est devenu portatif. Le réseau est, de façon consubstantielle, panoptique ”²⁹.

Boris Beaude, dessinant la géographie de Google Chrome a très bien décrit la manière dont la firme Google déployant son hypercentralité a constitué l'un des plus grands panoptique contemporain et l'a érigé comme modèle économique. À l'origine moteur de recherche pour le web, Google a déployé tout un ensemble de plateformes et de services interconnectés opérant dans tous les domaines de la vie. Nous connaissons ainsi des messageries (Gmail, Google Allo, Google Duo), un réseau social (Google Plus), des systèmes d'exploitation (Android et Chrome OS), des outils d'organisation et de travail (Google Agenda, Google Doc, Slides, Sheets, Keep et Drive), des outils d'information (Actualités), de services de publication de vidéos (Youtube) et de géolocalisation (Google Maps et Waze). Nous connaissons aussi des outils de vente (Google Play, Google Music, Google Play Kiosque, Google Play Film et séries), un serveur DNS, des dispositifs techniques (Android Wear, Google Home, Chromebook, Android Auto, Google Wifi) et une myriade d'autres offres dédiées aux particuliers ou aux entreprises. Cet écosystème d'offres pléthoriques est orienté vers la finalité première de Google, vendre de la publicité ciblée :

« La société Google est en effet devenue la principale régie publicitaire. Cette entreprise a en effet développé des produits spécifiques dont essentiellement AdWords (publicité textuelle associée aux recherches), AdSense (publicité textuelle associée aux contenus), AdMob (publicité associée aux dispositifs de téléphonie mobile), DoubleClick (publicité visuelle)  couvrant la majeure partie de ce domaine»³⁰

fig 10: Logos des services et plateformes proposés par Google

Facebook, qui fonctionne dans une moindre mesure sur ce même modèle économique et panoptique n'est pas à prendre avec légèreté non plus. Richard Stallman, militant du logiciel libre et fondateur de GNU Project et de la Free Software Foundation, tient ainsi une liste de l'ensemble des raisons pour lequel le réseau social créé par Zuckerberg est selon lui à éviter³¹ :

Tout d'abord, sous couvert de responsabilisation, les conditions d'utilisations de Facebook imposent l'utilisation des « vrais » noms et prénoms des utilisateurs. Tout contrevenant ou toute personne n'étant pas en mesure de prouver son identité sur contrôle voit son compte suspendu. Cette politique a déjà conduit à la mise en danger de personnes, poursuivies pour leurs idées, à l'image de Phreeta G. militante féministe indienne.³²

Second point de la liste, Facebook censure régulièrement les contenus postés sur le réseau. Au-delà de la question de la nudité, nous pouvons par exemple penser à la page « En Marge », pastiche et satire politique du mouvement d'Emmanuel Macron « En Marche » supprimée à l'approche des élections françaises, ou alors à la suppression des informations sur les évènements organisés par la Marche Contre Monsanto aux USA.³³

Le troisième point évoqué par Stallman dans sa critique de Facebook est la violation de la vie privée, ceci n'étonnera personne pour une firme dont le modèle économique est entièrement basé sur la collecte et le traitement d'informations personnelles. Parmi d’innombrables exemples, le déploiement automatique d'algorithmes de reconnaissance faciale sur chacune des photos postées sur le réseau et la suggestion d'identification des personnes aux utilisateurs est une fonctionnalité existante qui serait considérée comme terrifiante venant d'un État par exemple. À ce propos, les révélations d'Edward Snowden nous ont permis de confirmer la collaboration de Facebook au programme de surveillance de masse PRISM mené par la NSA aux États-Unis. Ce programme classé, permet le ciblage de personnes vivant à l'intérieur mais aussi hors du territoire des USA.

Aujourd'hui plus considéré comme « portail personnalisé sur le monde en ligne » que comme un réseau social, la société a offert une place prépondérante aux actualités et aux publicités dans la timeline de ses utilisateurs. D'une manière analogue aux services de Google, celle-ci est façonnée par des algorithmes de profilage et de suggestion qui permettent aux annonceurs de cibler avec une précision extrême des individus et de leurs proposer des messages adaptés. Ainsi, nous savons aujourd'hui que la compagnie Cambridge Analytica, qui a mené à la suite la campagne pro-Brexit au Royaume-Unis, puis la candidature de Donal Trump à la présidence des États-Unis se basait sur l'analyse de données, la psychométrie³⁴ et le ciblage marketing. Toutes les données étant en vente libre aux USA, Cambridge Analytica, a pu accéder aux habitudes alimentaires, culturelles, sociales, religieuses (…) de 220 millions d’Américains, tous les utilisateurs de Facebook dans le pays. Selon Alexander Nix le patron de cette société, le message de Trump sur Facebook a pu être adapté au niveau des quartiers, des rues et même au niveau d'un individu.³⁵

Nous avons vu au travers des exemples de Google et Facebook que le déploiement en tant que dispositif panoptique des plateformes média est à la base de leur modèle économique. Ceci est peu étonnant dans la mesure où, d'après Gilles Deleuze, l’avènement des sociétés de contrôle n'est pas une évolution technologique sans être plus profondément une mutation du capitalisme.³⁶ Dans la littérature des sciences de l'information et de la communication fourmillent les analyses des bouleversements entrainés par les plateformes dans l'écosystème médiatique. À titre d'exemple, cédant à la puissance de l'hypercentralité, les éditeurs de presse délèguent de plus en plus le lien aux annonceurs à Facebook, en souscrivant à son programme Instant Articles. Celui-ci redirige les lecteurs, non pas vers le site internet des éditeurs de presse, mais vers une version de l'article hébergée par Facebook, avec la justification de permettre ainsi la diminution des temps de chargement. En parallèle, sur le réseau, pullulent de fausses informations relayées par les utilisateurs, les « fake news » et contre lesquelles Facebook peine encore à lutter.

Au-delà d'Internet, nous voudrions proposer dans une dernière partie quelques pistes à même de nous éclairer sur la mutation du capitalisme en cours et ainsi de comprendre comment la structuration panoptique de l'espace réticulaire peut se traduire en effets réels, tant sur l'espace terrestre qu'au sein même des individus.

  1. FOUCAULT, Michel, Histoire de la sexualité, 1. La Volonté de Savoir, Gallimard, 1976, p.121-122
  2. FOUCAULT, Michel, « Les mailles du pouvoir », Barbârie, n°3 et 4, 1981- 1982. Repris dans DE, IV, p. 187.
  3. OTTAVIANI, Didier, Foucault – Deleuze : de la discipline au contrôle In : Lectures de Michel Foucault. Volume 2 : Foucault et la philosophie, Lyon : ENS Edition, 2003
  4. FOUCAULT, Michel, « Des espaces autres », Architecture, mouvement, continuité, n°5, octobre 1984. Repris dans DE, IV, p. 752-762.
  5. OTTAVIANI, Didier, Foucault – Deleuze : de la discipline au contrôle In : Lectures de Michel Foucault. Volume 2 : Foucault et la philosophie, Lyon : ENS Edition, 2003
  6. Ibid
  7. DELEUZE, Gilles, Foucault, Editions de Minuit, 1986/2004, p.41
  8. OTTAVIANI, Didier, Foucault – Deleuze : de la discipline au contrôle In : Lectures de Michel Foucault. Volume 2 : Foucault et la philosophie, Lyon : ENS Edition, 2003
  9. Ibid
  10. DELEUZE, Gilles, Post-scriptum sur les sociétés de contrôle, l'autre journal, n°1, mai 1990
  11. Ibid
  12. Ibid
  13. RAZAC, Olivier, Après Foucault, avec Foucault. Disséquer la société de contrôle, Editions L'Harmattan, 2008, p. 87.
  14. Ibid
  15. SABOT, Philippe, « Une société sous contrôle ? », Methodos, 2012
  16. RAZAC, Olivier, Histoire politique du barbelé, Flammarion, 2009 p.25
  17. RAZAC, Olivier, Histoire politique du barbelé, Flammarion, 2009 p.158
  18. SABOT, Philippe, « Une société sous contrôle ? », Methodos, 2012
  19. MILBURN, Philip, « Surveiller et punir au XXIe siècle », Journal des anthropologues, 108-109 | 2007
  20. Ibid
  21. RAZAC, Olivier, Histoire politique du barbelé, Flammarion, 2009, p. 234.
  22. DELEUZE, Gilles, Post-scriptum sur les sociétés de contrôle, l'autre journal, n°1, mai 1990
  23. DELEUZE, Gilles, Post-scriptum sur les sociétés de contrôle , l'autre journal, n°1, mai 1990
  24. MILBURN, Philip, « Surveiller et punir au XXIe siècle », Journal des anthropologues, 2007, p. 108-109.
  25. FOUCAULT, Michel, Dits et écrits, volume III, Gallimard, 2001, p. 299
  26. Entendues comme des équipements collectifs essentiels dans le processus de mise au travail d'un groupe d'individus, nous reviendrons là dessus en dernière partie.
  27. Par exemple dans la mesure où elles s'intègrent ou non dans le système capitaliste.
  28. Voir l'exemple de Google et de Facebook dans la partie suivante
  29. ROPERT, Pierre, La Société de surveillance de Foucault, entretien avec Alain Damasio, France Culture, le 13/04/14
  30. BEAUDE, Boris, Internet, changer l'espace, changer la société, FYP éditions, 2012, p. 102-103
  31. Consultable à cette adresse : https://stallman.org/facebook.html
  32. BIDDLE, Ellery, Comment la règle du «vrai nom» de Facebook a mis la vie d’une féministe indienne en danger, Slate, 10.11.2015, consulté le 6 mai 2017
  33. DERRICKS, Kelly L. Facebook Censored and Deleted March Against Monsanto Event, March Against Monsanto, 21.08.2013, consulté le 6 mai 2017
  34. RIDEL, Xavier, Comment Donald Trump a utilisé Facebook pour cibler très précisément les internautes, Slate, 01.02.2017, consulté le 6 mai 2017
  35. Ibid
  36. DELEUZE Gilles, Post-scriptum sur les sociétés de contrôle, l'autre journal, n°1, mai 1990