Conclusions

Au cours de notre développement, nous avons pu remettre en question la pertinence de la conception d'Internet comme d'un réseau décentralisé. Pour nous, Internet est plutôt à ranger du coté des lieux réticulaires, une forme particulière d'espace, caractérisée par la connexité. Suivant les travaux de Boris Beaude et de Louise Drulhe, une relecture spatiale nous a permis de donner à Internet une nouvelle densité, permettant de saisir de manière plus fine ses enjeux, économiques, sociaux et politiques.

Internet, sur le modèle panoptique, est structuré par les plateformes, de hauts lieux de synchorisation, en position d'hypercentralité, concentrant une grande part de l'interaction et de la communication et agissant comme de véritables catalyseurs du pouvoir. La réflexion sur les « sociétés de contrôle », portée par Michel Foucault et Gilles Deleuze nous semble poser les contours du capitalisme actuel et de ses développements issus des nouvelles technologies de l'information et de la communication. Cernés par les dispositifs, nous serions désormais moins assujettis aux règles d’une société disciplinaire que soumis à un contrôle continu. Par notre présence sur les plateformes et au travers du digital labor, par la production continue de données, nous émettons nous mêmes les informations nécessaires à notre mise sous contrôle. Aveuglés par le spectacle, nous aurions laissé la marchandise étendre son emprise à toutes les sphères du sensible jusqu'à devenir le Bloom, un sujet tout entier constitué par son extériorité, par ses relations, « le corps social le plus docile et le plus soumis qui soit jamais apparu dans l'histoire de l'humanité ».¹

Arrivés là, nous voudrions remarquer que la période récente peut-être considérée comme celle d'une crise brutale du contrôle. En 2000 déjà, Olivier Razac notait comment la gestion du risque, que représentait le déplacement des individus, avait entrainé la diffusion au sein de nos sociétés d'une « injonction spatiale », énoncée ainsi : « Dis- nous où tu vas, dans la mesure où tes déplacements représentent un risque mais que tu dois quand même te déplacer ».² Dans ce contexte, on considérait la localisation des individus comme le moyen de leur protection (Olivier Razac cite ainsi l'exemple des enfants sur lesquels il devient envisageable de placer des balises GPS). Aujourd’hui, nous l'avons vu, servant autant une logique sécuritaire qu'une dynamique de production de valeur marchande, l'impératif catégorique de transparence et de traçabilité s'applique, de manière croissante à des secteurs entiers de l’existant.³ Nous avons cité dès l'introduction, le programme de surveillance globale américain PRISM, mais nous ne manquerons pas de penser en France à la mise en place du fichier TES (Titres Électroniques de Sécurité), adopté en novembre 2016 et déployé à partir de février 2017. Ce « mégafichier » réunit dans une seule base les données biométriques (identité, couleur des yeux, domicile, photo, empreintes digitales...) des détenteurs d'un passeport et d'une carte d'identité nationale. Citons encore la loi relative au renseignement de 2015, légalisant a postériori des pratiques jusque-là illégales des services de renseignement. Ainsi, dans son rapport sur la loi, l' association de défense des droits et libertés des citoyens sur Internet, La Quadrature du Net, remarquait qu'elle autorise la mise en place des dispositifs d'une surveillance « massive et prédictive », à l'aide de techniques et d'algorithmes sur lesquels aucune transparence n'est possible. On pourra citer à titre d'exemple les sondes (article L. 851-2), les « boîtes noires »* (article L. 851-3), la géolocalisation d'un individu, d'une voiture ou d'un objet (article L. 851-5), l'utilisation d'IMSI Catcher* (article L. 851-6), l'interception des correspondances (article L. 852-1), la sonorisation et la captation d'image dans des lieux privés (article L. 853-1) ou encore l'utilisation de keyloggers* (article L. 853-2). Participant des réponses gouvernementales face à la « menace » (ou la crainte) du terrorisme, ces avancées vers le contrôle généralisé ne font que confirmer cette assertion de Giorgio Agamben :

"Aux yeux de l'autorité (et peut-être a-t-elle raison), rien ne ressemble autant à un terroriste qu'un homme ordinaire. Plus les dispositifs se font envahissants et disséminent leur pouvoir dans chaque secteur de notre vie, plus le gouvernement se trouve face à un élément insaisissable qui semble d'autant plus se soustraire à sa prise qu'il s'y soumet avec docilité."

Pourtant, comme nous le montre l'impasse de Tiqqun, penser Internet comme la continuation des sociétés de contrôle ne fait que souligner l'urgence de la mise en visibilité de ses mécanismes de pouvoir par une critique de son déroulement historique et social mais surtout de leur déconstruction par une pratique sociale et politique. Face à l'hyperconcentration croissante des pratiques dans l'espace d'Internet et à ses conséquences pour l'avènement de la surveillance de masse, face à la lutte active des gouvernements contre les services de cryptographie et au développement insidieux de la marchandisation dans le domaine du sensible, nous voudrions encourager toute les initiatives passées, présentes, mais aussi inévitablement à venir, pour la déconcentration d'Internet (Framasoft, Mastodon et la multitude des militants oeuvrant pour un Internet libre), pour la liberté d'information (Owni, Wikileaks, Julian Assange ou Edward Snowden), pour la défense des droits et libertés sur Internet (La Quadrature du Net ou l'Electronic Frontier Foundation), pour le développement de technologies permettant d'échapper salutairement au contrôle (Signal, Tor, Tails ou La Brique Internet) ou pour cet immense travail qu'est la formation et la sensibilisation des usagers à la maitrise de ces outils (Le Reset et de nombreux autres « Fab lab »* et « hackerspace »). Évidemment, cette liste n'est pas exhaustive, elle appelle surtout à de nombreuses suites.

De la même manière que le signalait Gilles Deleuze dans son Post-scriptum sur les sociétés de contrôle, nous considérons qu'il n'y a pas lieu face aux sociétés disciplinaires, comme face aux plateformes et aux sociétés de contrôle dans leur entier, de se demander lequel de ces régimes est le plus dur ou le plus tolérable, « car c'est en chacun d'eux que s'affrontent les libérations et les asservissements ».

"Nous avons cherché à tâtons quels passages, quels gestes, quelles pensées pourraient permettre de s’extraire de l’impasse du présent. Il n’y a pas de mouvement révolutionnaire sans un langage à même de dire à la fois la condition qui nous est faite et le possible qui la fissure."
Comité Invisible, À nos amis
  1. AGAMBEN, Giorgio, « Qu'est-ce qu'un dispositif ? », Rivages, 2014, p. 47.
  2. RAZAC, Olivier, Histoire politique du barbelé, Flammarion, 2009, p. 234.
  3. TIQQUN, La Théorie du Bloom, La Fabrique, 2004, p. 70.
  4. La Quadrature du Net, Analyse du PJL Renseignement, Wiki La Quadrature du Net, 2015, consulté le 06 mai 2017
  5. AGAMBEN, Giorgio, « Qu'est-ce qu'un dispositif ? », Rivages, 2014
  6. DELEUZE, Gilles, Post-scriptum sur les sociétés de contrôle, l'autre journal, n°1, mai 1990