Acte III

Au-delà d'Internet, la recomposition de l'Empire

Mes recherches sur la façon dont l'homme utilise l'espace – l'espace qu'il maintient entre lui et les autres, et celui qu'il construit autour de soi, à la maison ou au bureau – sont destinées à attirer l'attention sur des processus à propos desquels nous n'avons pas coutume de nous interroger. Par-là, nous espérons contribuer à développer le sens de l'identité personnelle aux dépends de l'aliénation et à valoriser l'expérience. En un mot, nous souhaitons avancer un peu dans la voie de l'autoconnaissance et contribuer ainsi aux retrouvailles de l'homme avec lui-même.
Edward T. Hall, La Dimension Cachée

A. Quel capitalisme ?

1. Le digital labor

Comme nous l'avons précisé au cours de notre seconde partie, d'après Gilles Deleuze, le passage des sociétés disciplinaires vers les sociétés de contrôle est la marque de passage du capitalisme compressif analysé par le marxisme, « à concentration, pour la production et de propriété » au capitalisme dispersif , c'est à dire reposant majoritairement sur la circulation et la gestion des flux financiers plus que de la production « qu'il relègue souvent dans la périphérie du Tiers-Monde ».¹ Anciennement processus d'accumulation matérielle, le capitalisme prendrait désormais sa source d'enrichissement dans les flux financiers et leur circulation. Deleuze met en évidence le passage de l'usine comme corps solide à l'entreprise, « une âme, un gaz ».² Le capitalisme des sociétés de contrôle serait un capitalisme de surproduction, achetant des produits tout faits, mais surtout, mettant en vente des services et achetant des actions. La réalité de l'économie numérique a effectivement mis en œuvre cette idée, la poussant dans des retranchements inédits. Parallèlement à la délocalisation des productions et des « externalités négatives » dans les pays périphériques, des mines de cuivre chiliennes aux montagnes de déchets électroniques du Ghana, la mutation capitaliste impulsée par les plateformes a réussi à produire de la valeur sans même nous donner l'impression de notre mise au travail.

Mais quel est donc ce processus silencieux de mise au travail ? Les récents développements de la sociologie du travail l'ont nommé le digital labor. Cette forme de « travail numérique » ne désigne pas celui des ouvriers des usines produisant les dispositifs techniques nécessaires au fonctionnement infrastructurel des nouvelles technologies. Selon Antonio A. Casilli, nous devrions plutôt la comprendre comme le travail invisible réalisé pour des dispositifs qui captent l'attention pour la réinjecter dans des logiques de marchandisation.

« En revanche, nous devons nous situer en dehors des lieux classiques de la production pour voir apparaître ce travail. C'est en nous penchant sur les lieux de nos sociabilités ordinaires, sur nos interactions quotidiennes médiatisées par les nouvelles technologies de l'information et la communication, que nous commençons à détecter des formes d'activités assimilables au travail parce que productrices de valeur, faisant l'objet d'un quelconque encadrement contractuel et soumises à des métriques de performance. Nous appelons digital labor la réduction de nos « liaisons numériques » à un moment du rapport de production , la subsomption du social sous le marchand dans le contexte de nos usages technologiques. »³

Le digital labor, c'est la production de l'ensemble des activités numériques quotidiennes des usagers des plateformes sociales, d'objets connectés ou d'applications mobiles :

« Chaque post, chaque photo, chaque saisie, et même chaque connexion à ces dispositifs remplit les conditions évoquées dans la définition, produire de la valeur (appropriée par les propriétaires des grandes entreprises technologiques), encadrer la participation (mise en place d'obligations et contraintes contractuelles à la contribution et la coopération contenues dans les conditions générales d'usage), mesurer (indicateurs de popularité, réputation, statut) .»

À la suite de la théorisation du capitalisme cognitif comme une forme du capitalisme basée sur la capacité créatrice de l'homme et « la production de l’homme par l’homme », l'économie des média met régulièrement en avant les figures de la foule intelligente et du « professionnel amateur » comme sujets héroïques de la recomposition de l'économie au travers des nouvelles technologies de l'information et de la communication.

Néanmoins, comme nous l'avons vu précédemment, en présence de panoptiques portatifs, l'exploitation algorithmique ne suppose même pas la présence d'un sujet agissant derrière un écran. Via une multitude de dispositifs embarqués (dont les smartphones sont les plus généralisés), les utilisateurs sont constamment en train d'émettre des données, « capturées par des tiers le plus souvent de manière subreptice ». Le sujet des plateformes média, agissant ou non, est loin d'être en majorité contenu dans la figure du « professionnel amateur ». En réalité, Antonio Casilli note que : « les fruits du digital labor ne sont pas seulement des contenus qui demandent des compétences, des talents, ou des spécialisations particulières. Les traces et les manifestations passives de la présence en ligne sont d'autant plus monétisables ».

Eran Fisher remarque, au sujet de l'économie numérique, que « face à un haut degré d'exploitation, nous connaissons un faible degré d’aliénation ». Disons plutôt que la captation de ces manifestations passives par les plateformes est presque indolore, le consentement y est facile dans la mesure où, pour le moment, un nombre relativement réduit de personnes est conscient de ses enjeux. Pire, dans l'étude annuelle 2014 du Conseil d'État « le numérique et les droits fondamentaux », Antonio Casilli souligne l'implication des individus eux-même dans ce processus de marchandisation et de surveillance : « La structure de surveillance est constamment nourrie par les objets mêmes de cette surveillance, inscrit dans un système social qui prime la participation basée sur le dévoilement réciproque finalisé à la construction de capital social en ligne. » Le digital labor entraine une confusion entre les rôles de travailleur et consommateur. À chaque instant, l'utilisateur d'un service ne se perçoit pas comme participant lui même à un dispositif de contrôle et de production de valeur. Cette intériorisation de la domination n'est pas particulièrement étonnante dans la mesure où Giorgio Agamben remarque que dès la société disciplinaire, les dispositifs s'inscrivent comme le moyen de la « création de corps dociles mais libres qui assument leur identité et leur liberté de sujet dans le processus même de leur assujettissement ».

2. Une société spectacliste

Il nous semble que la notion de spectacle telle que mise en évidence par les situationnistes, et particulièrement Guy Debord, nous permettrait une meilleure compréhension de ce temps de production de valeur du digital labor, que nous n'apparentons pas consciemment à un travail. Si les définitions n'en manquent pas, notamment dans la succession d'aphorismes de La Société du Spectacle, le concept de spectacle, décisif dans la pensée de Guy Debord, reste complexe à définir :

« Le spectacle, compris dans sa totalité, est à la fois le résultat et le projet du mode de production existant. Il n’est pas un supplément au monde réel, sa décoration surajoutée. Il est le cœur de l’irréalisme de la société réelle. Sous toutes ses formes particulières, information ou propagande, publicité ou consommation directe de divertissements, le spectacle constitue le modèle présent de la vie socialement dominante. Il est l’affirmation omniprésente du choix déjà fait dans la production, et sa consommation corollaire. Forme et contenu du spectacle sont identiquement la justification totale des conditions et des fins du système existant. Le spectacle est aussi la présence permanente de cette justification, en tant qu’occupation de la part principale du temps vécu hors de la production moderne. »¹⁰

D'une manière restreinte, Debord utilise le mot spectacle comme un synonyme de « culture », d'« industrie culturelle » ou de « mass media ». Dans les analyses des sciences de l'information et de la communication, celui-ci a souvent été réduit à une critique des techniques de l'information et de la communication, et particulièrement de la télévision comme règne des images.¹¹ Pourtant Debord nous le dit lui-même : « le spectacle ne peut être compris comme l’abus d’un monde de la vision, le produit des techniques de diffusion massive des images » ;« Le spectacle n'est pas un ensemble d'images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images ».¹² Reprenant l'hégélo-marxisme, Guy Debord développe la transformation de la marchandise en spectacle, à travers la réification des individus. Au sens marxiste du terme, le spectacle serait une superstructure, séparant le spectateur de sa propre vie : « Plus il contemple, moins il vit ; plus il accepte de se reconnaître dans les images dominantes du besoin, moins il comprend sa propre existence et son propre désir ». Cette superstructure serait la garante de la passivité, de la séparation des masses du réel, et donc de la « servitude spectaculaire ». Chez Debord, le concept de spectacle va bien plus loin que la simple dénonciation de notre rapport à l'image, c'est une critique intégrale du capitalisme et de l'emprise de l'économie sur la vie :

« Le spectacle se soumet les hommes vivants dans la mesure où l’économie les a totalement soumis. Il n’est rien que l’économie se développant pour elle-même. Il est le reflet fidèle de la production des choses, et l’objectivation infidèle des producteurs. »¹³

Ainsi, en 1988, dans ses Commentaires sur la Société du Spectacle, Debord nous explique que la société spectaculaire, c'est « l'accomplissement sans frein des volontés de la raison marchande».

« La première phase de la domination de l’économie sur la vie sociale avait entraîné,dans la définition de toute réalisation humaine une évidente dégradation de l’être en avoir. La phase présente de l’occupation totale de la vie sociale par les résultats accumulés de l’économie conduit à un glissement généralisé de l’avoir au paraitre, dont tout « avoir » effectif doit tirer son prestige immédiat et sa fonction dernière. En même temps toute réalité individuelle est devenue sociale, directement dépendante de la puissance sociale, façonnée par elle. En ceci seulement qu'elle n'est pas, il lui est permis d'apparaître. »¹⁴

Dans la société spectaculaire, le spectacle opère une falsification synonyme d'aliénation, le spectacle est la dégradation de l'« avoir » en « paraître ». Il est le contraire de la réalité sociale et de « la vie quotidienne » (au sens de Lefebvre)¹⁵.

En tant que production de valeur résultant d'une tentative de paraître socialement par le « le dévoilement réciproque finalisé à la construction de capital social en ligne », nous pensons qu'il est possible de comprendre le digital labor comme une nouvelle étape dans la colonisation du vécu par la domination de l'économie, une nouvelle opacité posée sur le fondement historique, social et technique de la domination, un développement récent de ce passage toujours plus affirmé du rapport de production et des rapports sociaux dans la sphère de la représentation qu'est le spectacle.

Quant à notre société contemporaine, nous l'avions reconnue comme l'étape d'une progression vers la société de contrôle, toujours structurée par des ensembles de résidus souverains et disciplinaires, nous la reconnaissons désormais, en plus, comme fondamentalement spectacliste :

« La société qui repose sur l’industrie moderne n’est pas fortuitement ou superficiellement spectaculaire, elle est fondamentalement spectacliste. Dans le spectacle, image de l’économie régnante, le but n’est rien, le développement est tout. Le spectacle ne veut en venir à rien d’autre qu’à lui-même. »¹⁶

B. L'individu ou le Bloom ?

1. La Théorie du Bloom

Comme nous venons de le constater, si cela n'est pas tant une nouveauté, il nous semble effectivement que l'économie cybernétique est d'« ordre ontologique »¹⁷. Dans la société spectaculaire, elle se traduit par la dégradation de l'être en paraître. Cette forme particulière de ce que nous pourrions considérer comme un prolongement de l'« oubli de l'Être » a été décrite par les auteurs de la revue Tiqqun dès 1999, notamment au travers de la Théorie du Bloom. Celle-ci, opérant un vaste travail d'unification de pensées hétéroclites (de Debord à Heidegger, en passant par Foucault, Jacob Frank, Netchaiev ou même la Kabbale lourianiste), a réussi à décrire avec une certaine acuité la condition métaphysique de l'homme à la croisée du spectacle et du biopouvoir. Nous voudrions donc dresser ici un exposé des conclusions de ce collage cubiste, avant d'exposer la réalité qu'il propose au détrompe l'oeil de la critique.

Avant toute chose, il nous faut revenir quelque peu en arrière , et continuer notre lecture de Qu'est-ce qu'un dispositif ? d'Agamben, afin de comprendre la filiation et la logique soutenant la Théorie du Bloom. À partir de la moitié de l'ouvrage, Giorgio Agamben revient sur ses propres recherches, qu'il définit comme « une généalogie théologique de l'économie et du gouvernement ». Il y dresse une filiation, du terme grec d'oikonomia (gestion/management) au dispositio latin, le chargeant des « complications sémantiques de l'oikonomia théologique », à savoir une césure séparant en Dieu être et action, ontologie et praxis. L'exposition de cette théorie, marquée par la lecture d'Heidegger, est trop longue et complexe pour être entièrement restituée ici, nous vous renvoyons donc à l'ouvrage en exposant sa conclusion :

« Le terme de dispositif nomme ce en quoi et ce par quoi se réalise une pure activité de gouvernement sans le moindre fondement dans l'être. C'est pourquoi les dispositifs doivent toujours impliquer un processus de subjectivation. Ils doivent produire leur sujet. »¹⁸

Si cela n'est explicité à ce point du texte, il nous semble que Agamben fait ici référence à la différence ontologique formulée par Heidegger. Le projet Heideggerien, inscrit dans le schéma de la pensée hégélienne et théologique, comprend trois phases historiques successives, l'unité première, la séparation et la reconquête consciente de l'unité perdue. Pour Heidegger, la métaphysique occidentale depuis Platon, en posant chaque objet devant l'homme pour en saisir la vérité, opérant la scission entre l'homme et les choses, a déchiré l'unité première (de la période des penseurs présocratiques). En effet, pour Heidegger, plutôt que de problématiser la métaphysique à son sens véritable de donation de « l'Être », « ce qui fait qu'il y a quelque chose plutôt que rien », selon Leibniz, la philosophie dès Platon a pensé l’être de l’étant (tout être particulier), l’essence de chaque chose. La métaphysique occidentale se concentrant sur les étants se caractérise par un « oubli de l'Être ». Dans ce passage, pour Agamben, le dispositif produirait des subjectivations pour des êtres (étants) déconnectés de l'Être.

Ainsi, Giorgio Agamben distingue« d'une part les êtres vivants (ou les substances), de l'autre les dispositifs à l’intérieur desquelles ils ne cessent d'être saisis». Entre les deux classes de l'être, les sujets sont le tiers résultant de la relation, du « corps à corps » entre les vivants et les dispositifs. Naturellement, les substances et les sujets semblent se confondre, néanmoins Agamben remarque qu'un même individu, une même substance, peut-être le lieu de plusieurs processus de subjectivation.¹⁹ Tour à tour, dans le même temps, un individu peut être utilisateur de téléphone portable, de Facebook et community manager.

On retrouve la thématique de la séparation chère à Heidegger dans la relecture de Hegel par Guy Debord dans la Société du Spectacle :

La philosophie, en tant que pouvoir de la pensée séparée, et pensée du pouvoir séparé, n’a jamais pu par elle-même dépasser la théologie. Le spectacle est la reconstruction matérielle de l’illusion religieuse. La technique spectaculaire n’a pas dissipé les nuages religieux où les hommes avaient placé leurs propres pouvoirs détachés d’eux : elle les a seulement reliés à une base terrestre. Ainsi c’est la vie la plus terrestre qui devient opaque et irrespirable. Elle ne rejette plus dans le ciel, mais elle héberge chez elle sa récusation absolue, son fallacieux paradis. Le spectacle est la réalisation technique de l’exil des pouvoirs humains dans un au-delà ; la scission achevée à l’intérieur de l’homme.²⁰

En résumé, dans nos sociétés contemporaines, le spectacle est la réalisation technique de la séparation par de vastes processus de falsification et de désubjectivation. Pour Tiqqun, il « régit toutes les manifestations de notre existence », le dispositif, lui se présente comme une machine du gouvernement biopolitique, qui par la production de subjectivations falsifiées, non réelles, en « gère les conditions » (de nos existences).

Partant de là, les membres de Tiqqun ont voulu caractériser le sujet des sociétés capitalistes occidentales comme le Bloom, « l'homme qui s’est à ce point confondu avec son aliénation qu’il serait absurde de vouloir les séparer »²¹ (Détournement de Guy Debord, « Le spectacle est le capital à un tel degré d'accumulation qu'il devient image »²²).

Le Bloom, c'est l'homme de l'espace quadrillé des métropoles et de la cybernétique, celui qui ne fait pas l'expérience de la vie quotidienne mais seulement « de conventions, de règles, d’une seconde nature entièrement symbolisée »²³. Le Bloom, c'est l'homme sans substantialité, « l'étant crépusculaire »²⁴ qui dans le monde de la marchandise autoritaire devient étranger à lui-même, possédé par l'économie :

« simple artefact périphérique aux mains du Biopouvoir, il est notre désir brut de survivre dans l’intolérable réseau de sujétions minuscules, de pressions granulées qui nous corsète au plus près, il est l’ensemble des calculs, des humiliations, des mesquineries, l’ensemble des tactiques que nous devons déployer. Il est toute la mécanique objective à laquelle nous sacrifions intérieurement. »²⁵

La figure du Bloom paraît très pratique et opérante dans la mesure ou elle résonne avec ce qui semble être une expérience largement partagée, « chacun l'a toujours-déjà croisé dans la rue, puis, plus tard, en soi même »²⁶. S'il apparaît pour beaucoup réactionnaire d'affirmer que, dans les hauts lieux de synchorisation, jamais les hommes n’ont été réunis en si grand nombre, mais jamais aussi ils ne furent à ce point séparés, nous devons au Comité Invisible (inscrit dans la filiation de Tiqqun), de formuler cette mise en garde :

«La condition du règne des Gafa (Google, Apple, Facebook, Amazon), c’est que les êtres, les lieux, les fragments de monde restent sans contact réel. Là où les Gafa prétendent "mettre en lien le monde entier", ce qu’ils font, c’est au contraire travailler à l’isolement réel de chacun.»²⁷

2. L'expérience du néant ou la pratique sociale et politique ?

Il ne faudrait pas s'y tromper, l'adhésion sans réserve au projet Heideggerien et la propension à l'imposition idéologique, sous couvert de poésie rageuse, des textes produits par Tiqqun ne sont pas à exempter de critique.

Après avoir dressé le constat d'un monde en ruine et d'un sujet vide, perdu, au choix, dans un maelström de symboliques factices ou dans l'immensité d'un désert intangible, Tiqqun propose à son lecteur (un Bloom parmi les Blooms) de répondre à son manque de substantialité par l'exercice de la « métaphysique critique », ou l'injonction générale à se déterminer à partir du caractère métaphysique du monde, « l'appropriation de l'oubli de l'Être ».

En effet, suivant Heidegger, pour Tiqqun, l' « imminence » de l’effondrement qui accompagne le développement de la marchandisation du sensible est aussi le seuil tragique et historique permettant le dépassement de l'« oubli de l'être » et de la métaphysique ancienne. Chez Tiqqun, la réalisation de la société marchande est en même temps sa négation, de la même manière que la métaphysique ruine son fondement dans son développement pour Heidegger. Ainsi, l'extension du désert à la totalité de l'existant permet l'expérience métaphysique originelle, l'expérience du néant comme reconnaissance de « l'oubli de l'Être ». Par l'expérience absolue de son aliénation, le Bloom peut se réapproprier son essence métaphysique, et donc se supprimer comme Bloom.

Considéré à son tour comme stock de puissance (force de travail) il peut être englouti en tant que sujet :

« L'homme lui-même devient matériel humain, employé selon des buts préfixés» […] il a la possibilité de comprendre que la technique participe d'une interprétation métaphysique du monde qui n'est autre que le mode de pensée propre à toute la tradition occidentale épuisant aujourd'hui ses dernières possibilités.»²⁸

Promettant une réconciliation du sens et de la vie basée sur une éthique de l'essence et une rhétorique entre authenticité et inauthenticité, entre « Être » et « étants », Tiqqun produit une critique du capitalisme, de la cybernétique et des rapports de domination qu’ils sous-tendent, en vertu de ce que serait une nature humaine originelle. Le Bloom comme abstraction ne dépeint pas des sujets sociaux complexes, ancrés dans une classe, porteurs de contradictions, et produits des conditions matérielles et symboliques de leurs existences, comme nous l'enseignerait toute une tradition sociologique à la suite de Marx et de Bourdieu. De fait, la prise de conscience de sa propre aliénation et de l’aliénation des autres engendrées par la colonisation du sensible par la marchandise, ne peut se faire, non pas par un travail rationnel de déconstruction des mécanismes de domination, mais uniquement par la forme d'un « réflexe vital ». Il s’agit de faire appel à l’instinct, au fantasme d'une nature se suffisant à elle-même, pour reléguer dans le domaine du mauvais rêve toute trace de particularisme social, et du même coup faire renaître par une opération mystique la nature prétendument communiste de l'homme.

Comme le note Adorno, « L'être séduit, éloquent comme le bruissement des feuilles au vent, dans les mauvais poèmes ».²⁹ Si la description du sujet des sociétés occidentales comme bloom semble faire écho à une expérience partagée, Tiqqun y répond avec les mêmes artifices que tout énoncé doctrinal. À la terreur produite par le vide substantiel, vient répondre une construction identitaire rassurante, présentée comme l'évidence naturelle.³⁰ À une vie d'errance factice sous l'emprise du spectacle et du biopouvoir répond le fantasme d'un Éden de pleine liberté.

Remarquons aussi qu'à la manière de tout prédicat identitaire, Tiqqun échappe à la critique par cette pirouette rhétorique : puisque le Bloom renvoie à l’homme arraché à sa « substantialité » par la marchandise, celui qui critique le Bloom n'est autre que Bloom lui-même. N'ayant accédé à « l'Être », son jugement ne peut-être que fatalement diverti par son assujettissement à l’inauthenticité du spectacle. Cette propension à évacuer toute forme de contradiction est typique du langage philosophique d'Heidegger selon Bourdieu :

« Les relations qui s'instaurent entre l'oeuvre de grand interprète et les interprétations ou les sur-interprétations qu'elle appelle, ou entre les auto-interprétations destinées à corriger et à prévenir les interprétations malheureuses ou malveillantes et à légitimer les interprétations conformes, sont tout à fait semblables -à l'humour près, que chassent la pompe et la complaisance universitaires- à celles qui, depuis Duchamp, s'instaurent entre l'artiste et le corps des interprètes : la production, dans les deux cas, fait intervenir l'anticipation de l'interprétation, jouant et se jouant des interprètes, appelant l'interprétation et la sur-interprétation, soit pour les accueillir au nom de l'inexhaustibilité essentielle de l'œuvre, soit pour les rejeter, par une sorte de défi artistique à l'interprétation qui est encore une façon d'affirmer la transcendance de l'artiste et de son pouvoir créateur, voire de son pouvoir de critique et d'auto-critique. La philosophie de Heidegger est sans doute le premier et le plus accompli des ready-made philosophiques, œuvres faites pour être interprétées et faites par l'interprétation ou, plus exactement, par la dialectique vicieuse -antithèse absolue de la dialectique de la science- de l'interprète qui procède nécessairement par excès et du producteur qui, par ses démentis, ses retouches, ses corrections, instaure entre l'œuvre et toutes les interprétations une différence qui est celle de l'Être à la simple élucidation des étants. »a href="#note31">³¹

Tentative louable de réunion des concepts de spectacle et du biopouvoir, le projet de Tiqqun apparaît miné dès son origine par la reprise sans aucune forme de critique de l'ensemble de la pensée heideggerienne. Nous voudrions aussi souligner que pour ce qui est de la domination cybernétique, les comportements constatés vont à l'encontre de la prédiction formulée par Tiqqun. Pour Antonio Casilli, face au péril de la surveillance de masse, à la colonisation du sensible et la mise en dépendance des usagers par les plateformes, « les utilisateurs opposent de manière de plus en plus pressante une exigence d'autonomie et de capacitation personnelle et collective […] la perte de confiance des usagers va de pair avec une demande importante de services de sécurisation et d'anonymisation des échanges »³² Ainsi, début 2017, le lancement de Mastodon, clone libre et décentralisé de la plateforme Twitter a réactivé les attentes et les fantasmes alloués aux bienfaits de la structure en réseau. Si bien sûr nous ne souscrivons pas à cette philosophie et utopie techniciste, nous remarquons qu'aujourd'hui, peu à peu, sont créés les outils de la maîtrise de nos présences numériques. Et qu'il s'agisse de les utiliser ou de les soutenir, d'informer à leur sujet, de participer à leur développement, ou plus simplement de déserter les plateformes, remarquons que toute tentative de s'extraire des conditions du présent et des rapports de forces existants passe par une pratique sociale et politique.

  1. DELEUZE, Gilles, Post-scriptum sur les sociétés de contrôle, l'autre journal, n°1, mai 1990
  2. ibid
  3. CARDON, Dominique & A. CASILLI, Antonio, « Qu’est-ce que le digital labor? », Institut National de l'Audiovisuel, 2015, p. 12-13.
  4. Ibid
  5. Ibid
  6. CARDON, Dominique & A. CASILLI, Antonio, « Qu’est-ce que le digital labor? », Institut National de l'Audiovisuel, 2015, p. 17.
  7. FISHER, Eran, « How Less Alienation Creates More Exploitation ? Audience Labour on Social Network Sites », tripleC – Cognition, Communication, Co-operation, 2012, pp.171-183
  8. CASILLI, Antonio. Quatre thèses sur la surveillance numérique de masse et la négociation de la vie privée. Jacky Richard et Laurent Cytermann. Etude annuelle 2014 du Conseil d’État ”Le numérique et les droits fondamentaux”, La Documentation Française, pp.423-434, 2014,
  9. AGAMBEN, Giorgio, « Qu'est-ce qu'un dispositif ? », Rivages, 2014, p. 42.
  10. DEBORD, Guy, La Société du Spectacle, Gallimard, 1996 p. 17-18
  11. MARTEL, Frédéric. « Sur la notion de « spectacle » », Le Magazine Littéraire, vol. 399, no. 6, 2001, pp. 23-25.
  12. DEBORD, Guy, La Société du Spectacle, Gallimard, 1996 p.22.
  13. Ibid
  14. Ibid
  15. MARTEL, Frédéric. « Sur la notion de « spectacle » », Le Magazine Littéraire, vol. 399, no. 6, 2001, pp. 23-25. 
  16. DEBORD, Guy, La Société du Spectacle, Gallimard, 1996 p. 21.
  17. WINOGRAD, Terry & FLORES, Fernando, Understanding Computers and Cognition: A New Foundation for Design, Addison-Wesley Professional, 1987
  18. AGAMBEN, Giorgio, « Qu'est-ce qu'un dispositif ? », Rivages, 2014 p. 27.
  19. AGAMBEN, Giorgio, « Qu'est-ce qu'un dispositif ? », Rivages, 2014, p. 30.
  20. DEBORD, Guy, La Société du Spectacle, Gallimard, 1996 p. 24
  21. TIQQUN, La Théorie du Bloom, La Fabrique, 2004, p. 26.
  22. DEBORD, Guy, La Société du Spectacle, Gallimard, 1996 p. 32.
  23. TIQQUN, La Théorie du Bloom, La Fabrique, 2004, P.52.
  24. TIQQUN, La Théorie du Bloom, La Fabrique, 2004, p. 25.
  25. TIQQUN, La Théorie du Bloom, La Fabrique, 2004 p. 35.
  26. TIQQUN, La Théorie du Bloom, La Fabrique, 2004 p. 16.
  27. Comité Invisible, Maintenant, La Fabrique, 2017
  28. Anonyme, Avant-Garde et Mission... La Tiqqounnerie, 2002
  29. Ibid
  30. CARBURE, « L’Insurrection qui vient, construction identitaire et alternative existentielle », Carbure, 2016
  31. BOURDIEU, Pierre, L'ontologie politique de Martin Heidegger, Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 1, n°5-6, novembre 1975. La critique du discours lettré. pp. 109-156
  32. CASILLI, Antonio, Quatre thèses sur la surveillance numérique de masse et la négociation de la vie privée, dans : Jacky Richard et Laurent Cytermann. Étude annuelle 2014 du Conseil d’État ”Le numérique et les droits fondamentaux”, La Documentation Française, pp.423-434, 2014,